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Picasso Bleu et rose au musée d’Orsay

Le musée d'Orsay bleu et rose

[Actualité artistique]

La lettre hebdomadaire de Jean-Luc Chalumeau, critique et professeur d’histoire de l’art

Picasso Bleu et rose : mais où donc est passé Sabartès ?

Le public s’écrase pour voir l’exposition Picasso Bleu et rose au musée d’Orsay (jusqu’au 6 janvier) et il a raison : on ne retrouvera pas de sitôt, quasi  miraculeusement réunis, La Vie (1903) du musée de Cleveland, l’Arlequin assis (automne 1901) du Metropolitan de New York, la Famille de saltimbanques avec singe (début 1905) du Goteborg Kunstmuseum et  tant de chefs d’œuvre venus de collections privées.

L’accumulation de tableaux et dessins des années 1900 à 1906 donne le vertige : le jeune génie, qui était venu une première fois à Paris à l’âge de 18 ans parce que l’Espagne avait envoyé un tableau de lui à l’Exposition Universelle de 1900, a donc pu créer tout cela en si peu de temps ?

Les organisateurs se défendent d’avoir voulu faire l’exposition du « proto Picasso », mais c’est un peu cela tout de même. L’exposition s’achève avec  les émouvants Deux nus (automne-hiver 1906) prêtés par le MOMA, ultime tableau avant que tout bascule. Demain, ces femmes hiératiques et pudiques franchiront le rideau devant lequel elles se tiennent, et deviendront les figures monstrueuses et agressives des Demoiselles d’Avignon qui changeront le cours de l’histoire de la peinture. La fin du parcours est ainsi très réussie, mais le début ?

On nous parle des origines hispaniques de la période bleue, et c’est fort intéressant. On nous montre l’étonnante Femme en bleu du début 1901 (Centro de Arte Reina Sofia de Madrid) et le flamboyant Portrait de Gustave Coquiot du printemps 1901 (Centre Pompidou), premier critique à s’être intéressé au jeune Picasso, et c’est très bien.

Mais où est passé Sabartès ? Les organisateurs ont accordé une grande et légitime place à la série pathétique inspirée par la mort de Casagemas, ils ont pu faire venir du musée de l’Ermitage à Saint Petersbourg la bouleversante Buveuse d’absinthe (automne 1901). Mais rien sur l’incontournable ami Sabartès. Or son célèbre portrait (dit Le Bock) du musée Pouchkine de Moscou est bien dans le catalogue. L’ayant constaté, je suis retourné à Orsay pour recenser un à un tous les tableaux. Eh bien, effectivement, pas de Sabartès. C’est très dommage car ce tableau capital est considéré comme « le premier « Picasso » de Picasso ».

Avant ce portrait, Picasso avait certes exécuté des portraits des membres de sa famille : José Ruiz Blasco son père, Lola sa sœur, la tante Pepa et Maria Picasso Lopez sa mère, portraits dont on peut dire qu’ils sont des preuves de virtuosité précoce, mais pas encore des Picasso. Sabartès a raconté comment est né Le Bock, un soir de 1901 au café La Lorraine : « Je suis seul et il est clair que je m’ennuie. Picasso paraît devant moi, Picasso et les autres conduits par la force de son regard. Sans le savoir, je sers de modèle pour un tableau, un portrait dont il me reste deux souvenirs. D’abord ma pose involontaire au café, alors que me croyant seul, je tombai dans le piège du regard scrutateur de Picasso. Puis l’impression éprouvée quelques jours après à l’atelier du boulevard de Clichy. Je me vois, je me regarde fixé sur la toile et je m’explique ce que j’ai suggéré à l’inquiétude de mon ami : c’est le spectre de ma solitude. »

Sabartès n’a pas posé. Picasso l’a simplement aperçu, et ce coup d’œil a été suffisant. C’est de mémoire qu’il a composé son allégorie de la solitude. La composition en bleu est centrée sur l’énorme verre de bière (le « bock »). D’une manière complètement irréaliste, trois doigts seulement de la main du modèle se dressent devant le bock, dispositif symbolique introduisant une distance psychologique entre le personnage et son environnement. Il ne s’agit finalement  pas d’un « portrait » mais bien d’un dépassement des données conventionnelles du genre. Sabartès, de son propre aveu, s’ennuyait simplement dans un café en attendant des amis. Mais Picasso a fait de la rapide vision qu’il a eue de Jaime le prétexte de la peinture d’un état affectif général : le sentiment de la solitude. Le café lui-même a disparu : hormis le verre de bière, aucun détail ne le signale.

Toutes les reproductions des œuvres numérotées sont accompagnées par des notices correspondantes dans le catalogue. Toutes, sauf le numéro 74, Le Bock, qui n’a droit à aucun commentaire et qui n’est pas dans l’exposition. Curieux, non ?


Jean-Luc Chalumeau
Critique et professeur d’histoire de l’art
verso.sarl@wanadoo.fr

Illustrations :
• Musée d’Orsay bleu et rose : ©AdobeStock

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