[Actualité artistique]
La lettre hebdomadaire de Jean-Luc Chalumeau, critique et professeur d’histoire de l’art
Pourquoi les peintres signent-ils leurs tableaux ?
Telle est la question posée par la passionnante étude de Charlotte Guichard, directrice de recherche au CNRS, qui vient de paraître (La Griffe du peintre, UH Illustré, Seuil, 368 pages, 31 EUR).
Après tout, ils ne l’ont pas toujours fait : Watteau par exemple n’a signé aucun de ses tableaux. Dans le dernier, L’Enseigne de Gersaint, en 1721, on voit à gauche le portrait de Louis XIV par Hyacinthe Rigaud en train d’être mis en caisse (en cercueil) alors qu’à droite, deux amateurs passionnés examinent une œuvre moderne qu’ils se proposent d’acheter. « Watteau met en scène le déclin d’un règne, celui du tableau comme représentation, et l’avènement d’un autre : celui du tableau comme marchandise » observe avec justesse l’auteur.
Watteau n’a plus que quelques mois à vivre, bientôt, au début des années 1830, Chardin va imposer un nouvel art de peindre et une nouvelle conception du tableau qui va finir, avec lui, par être essentiellement une « griffe », dans un sens inventé pour lui par Diderot dans son Salon de 1769 : « Il ne faut à Chardin qu’une poire, une grappe de raisin pour signer son nom. Ex ungue leonem. Et malheur à celui qui ne sait pas reconnaître l’animal à sa griffe. »
Le plus brillant chapitre du livre, le troisième, est consacré à « la griffe et la marque : esthétique de la marchandise ». Il y est d’abord question de Chardin : on s’y arrêtera. Au fait, pourquoi Watteau ne signait-il pas ses tableaux ? Parce qu’il ne les vendait qu’à un très petit nombre de collectionneurs qu’il connaissait bien. Et pourquoi Chardin signait-il ? Parce qu’il vendait de très nombreux tableaux, souvent des « répétitions » du même tableau, à de très nombreux collectionneurs à travers toute l’Europe. Une œuvre que l’on exporte est différente de celle que l’on réserve à un ami.
Le livre avait commencé très fort avec une reproduction sur deux pages d’un pastel de Jean-Etienne Liotard, François Tronchin, 1757. Ce collectionneur possédait en particulier la Femme au lit par Rembrandt (1645) qu’il revendrait plus tard à Catherine II, impératrice de Russie. Mais en 1757 il avait voulu être représenté en train de désigner des mains et contempler du regard son tableau préféré. Or l’index de sa main droite désigne la signature manuscrite du maître hollandais que Liotard a exactement reproduite : « Rembr…f. 164… ». La signature n’est pas la seule du tableau, car Liotard n’a pas manqué d’apposer son nom en bas et à droite, près du cadre : « Par J.E. Liotard 1757 »
Ainsi, « un élément fait saillance, écrit Charlotte Guichard : la signature est dé-taillée, selon la belle formule de Daniel Arasse. En elle s’est déposé un désir, en même temps qu’un savoir, celui du nom en peinture. » Dans la période au cours de laquelle s’impose la signature autographe des peintres, celle dite des Lumières (1730-1820), c’est Chardin qui apparaît comme le plus caractéristique.
Selon son habitude, Jean-Siméon Chardin a répété à plusieurs reprises sa Pourvoyeuse (1738 et 1739). Charlotte Guichard en reproduit trois : celle du Louvre, celle de Berlin et celle d’Ottawa.
Dans les trois tableaux, la signature est placée à l’identique, au centre. Elle ne flotte pas au-dessus du coude de la figure centrale. Le nom du peintre est tracé en légère diagonale sur le mur de séparation des deux pièces du tableau, à moitié effacé (Chard…). Il est placé au cœur de l’espace de la représentation.
Chardin « veut le donner à voir, ainsi répété, au beau milieu de la peinture ». Ce n’est plus une marque extérieure se surimposant au tableau : « elle appartient à l’espace pictural de la représentation. Elle réclame une interprétation. » Cette interprétation est tout l’effort de l’auteur, qu’il faut suivre tout au long de sa démonstration.
Elle se résume dans la conclusion : « Par sa griffe, Chardin arrive à concilier les exigences d’un marché pour ses multiples et l’attente des acheteurs, qui veulent « un Chardin » – ce nom propre qui est devenu commun – et qui recherchent aussi sa touche autographe… La griffe de Chardin articule les exigences du multiple et de la singularité, les exigences de la marque et de la trace. » Ajoutons qu’il n’y avait pas lieu, pour Chardin, de se faire aider par des assistants comme Rubens en son temps : seul Chardin avait le pouvoir de répéter un Chardin !
D’innombrables observations stimulantes de cette sorte font de ce livre davantage qu’un bon livre : vraiment un maître-livre.
Jean-Luc Chalumeau
Critique et professeur d’histoire de l’art
verso.sarl@wanadoo.fr
Illustrations : ©National Gallery of Art, Washington D.C.
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