[Actualité artistique]
La lettre hebdomadaire de Jean-Luc Chalumeau, critique et professeur d’histoire de l’art
Sophie Chauveau : Sonia Delaunay l’anti-Picasso
En novembre 2017, Sophie Chauveau publiait le deuxième tome de son Picasso qui s’achevait par une méditation sur la solitude de cet « homme-monstre, homme-peinture », « une solitude infranchissable, écrivait-elle, comme la rançon du génie de la gloire et du mépris qu’il n’a cessé de témoigner à presque toute l’humanité… »
Aussitôt elle mettait en chantier la biographie de Sonia Delaunay qui vient de paraître (Sonia Delaunay, la vie magnifique. Tallandier. 412 pages, 21, 90 EUR) et qui nous apparaît dans ce livre très documenté comme une artiste géniale elle aussi, mais infiniment douée pour l’amitié, qui multiplia pendant sa très longue vie les rencontres fusionnelles avec aussi bien des créateurs importants que des personnes obscures, toujours prête à aider ceux qui lui paraissaient moins bien traités qu’elle par la vie.
Elle fut vraiment l’anti-Picasso : par son œuvre passionnément abstraite comme par sa relation aux autres, faite d’amour et de générosité. D’ailleurs, dès 1908, elle avait jugé et détesté Picasso ; elle avait trouvé à son sujet une formule que Sophie Chauveau trouve formidable et qu’elle cite avec gourmandise : « Picasso, un génie ? Oui mais un génie du Mal. » (p. 91)
Sophie Chauveau achève grâce à ce livre tout ce que la marchande Denise René avait commencé à faire après la guerre et la mort de Robert en 1941 : « Denise René débarbouillera peu à peu Sonia de sa réputation d’égérie de l’orphisme qui l’enfermait dans une période finie, dans son rôle de décoratrice ou, pis, de compagne siamoise de Robert. Et même de continuatrice.
D’abord, elle lui offre ses lettres de noblesse d’artiste à part entière, puis son autonomie par rapport aux inventions de Robert et même celles des groupes successifs auxquels le couple a pu être lié… » (p. 336) Sophie Chauveau raconte avec attendrissement tous les sacrifices que s’imposa Sonia pour la gloire de l’amour de sa vie, Robert Delaunay. Ce dernier avait sans doute conscience de l’exceptionnel talent de cette Sarah Terk, juive russe devenue près de lui une française volontiers oublieuse de son origine, mais toute sa vie il l’a laissée gagner seule l’argent du ménage, multipliant ses prodigieuses inventions textiles et négligeant par force ses pinceaux. Il l’a laissée proclamer que lui, et lui seul, était le plus grand peintre du XXe siècle devant Picasso (qu’il détestait autant que sa femme).
Attendrie, mais surtout désireuse de mettre Sonia à sa vraie place. Sophie Chauveau n’entreprend donc pas seulement de narrer les épisodes romantiques et dramatiques d’une vie tumultueuse à travers la Russie, l’Allemagne, l’Espagne, le Portugal et la France mais aussi à travers deux guerres mondiales, elle analyse avec précision l’œuvre plastique de la grande artiste dont elle montre à quel point elle fut en avance sur son temps.
Sonia Delaunay a dû vivre avec vingt ans d’avance sur l’histoire de l’art : Certains s’en aperçurent, comme André Malraux et, dans les dernières années, Jacques Damase, mais pas tout le monde, même parmi ceux qui lui furent proches comme Jean Cassou.
L’un des grands mérites du livre est de faire comprendre la perpétuelle bataille que la vie imposa à cette femme d’exception. Il fait surtout justice à propos du lien entre Robert et Sonia. « Au lieu de se demander sur ce que Robert lui doit, on glose indéfiniment sur ce qu’elle doit à Robert ! Car au fond le sait-on ? Qui a pris, qui a reçu ? » (p. 371)
Le livre refermé, on se dit que Delaunay fut sans doute un peintre de premier plan, génial peut-être, mais qu’il a beaucoup reçu, y compris artistiquement, d’un autre génie qui lui avait voué sa vie…
Jean-Luc Chalumeau
Critique et professeur d’histoire de l’art
verso.sarl@wanadoo.fr
Nb. La lettre s’arrête pendant les vacances de Pâques : retour le 9 mai.
Illustrations : ©Éditions Tallandier
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