[Actualité artistique]
La lettre hebdomadaire de Jean-Luc Chalumeau, critique et professeur d’histoire de l’art
Paula Rego, intime, prosaïque, énigmatique et complexe
Les expositions placées sous le commissariat de Cécile Debray sont toujours passionnantes. On se souvient en particulier de sa remarquable démonstration à propos des « paires et séries » de Matisse au Centre Pompidou au printemps 2012, ou bien, au même endroit, sa superbe visite de « l’atelier » de Lucian Freud en 2010.
C’est justement une ancienne élève de Freud, Paula Rego, que Cécile Debray nous invite à (re)découvrir aujourd’hui (Musée de l’Orangerie, jusqu’au 14 janvier). Une élève pas très convaincue, à vrai dire, car le maître ne disait pas un mot et se contentait de s’offrir lui-même en modèle à ses étudiants. Il n’empêche : il y avait d’importants points communs entre le grand peintre britannique et la jeune artiste portugaise venue s’installer en Angleterre. Leur admiration commune pour Gustave Courbet est bien soulignée par Cécile Debray qui citait Freud en 2010 : « l’autoportrait que j’adore par-dessus tout est celui de l’immense Courbet avec la femme debout à côté de lui. J’ai toujours trouvé ce tableau absolument admirable, parce qu’il est à la fois intime et prosaïque. »
Intime et prosaïque est aussi le tableau de Paula Rego L’artiste dans son atelier (The Artist in Her Studio, 1993) dans lequel elle se représente, jambes écartées, main sur le genou, bras accoudé sur une table, en train de fumer la pipe, une pipe virile comme celle de Courbet lui-même dans son autoportrait de 1849 (Musée Fabre, Montpellier). Courbet est plus précisément cité par la petite artiste du premier plan devant son chevalet, dont la posture est la même que celle de son modèle dans sa célèbre « allégorie réelle ». Elle pose le pied sur un dessin d’enfant, et l’on peut y voir un « braconnage » (comme dit Paula Rego) de l’Atelier de Courbet où un petit garçon, à droite, dessine par terre. Bref, écrit Cécile Debray, Paula Rego « questionne en permanence la représentation ». L’exposition fourmille de notations intéressantes, comme celle où la commissaire rapproche le tableau de Rego La Fée Bleue chuchote à l’oreille de Pinocchio (1995) de la sculpture Pinocchio (1996) par son gendre, l’hyperréaliste Ron Mueck.
Cécile Debray s’intéresse à deux toiles récentes, dans lesquelles Paula Rego s’inspire de la nouvelle de Balzac, Le chef d’œuvre inconnu : The Balzac Story et Painting Him Out (toutes deux de 2011). On sait que Frenhofer, le personnage de Balzac génial et fou, va aux limites extrêmes de la relation entre le peintre et le modèle.
Rego inverse les positions : les peintres dans ses tableaux sont des femmes. Elles n’ont pas de modèle, mais font leur autoportrait. Il n’y a qu’une exception masculine : un malheureux mâle qui semble beaucoup souffrir. C’est Paula Rego elle-même, en pantalon noir et tablier blanc, armée d’un gros pinceau, qui le brutalise, le plaque sur sa toile à laquelle il s’accroche, tête baissée, sans oser se défendre. Elle va le recouvrir de peinture verte. De ce même vert qui était celui de la serge dont Frenhofer, constatant l’échec de son œuvre, masqua ses efforts inaboutis.
Paintig Him Out est énigmatique et complexe, écrit Cécile Debray, il « construit une série de reflets et dédoublements, une femme à l’arrière-plan qui enfante et, au premier plan, ce couple peintre-modèle, l’homme soumis à la puissance du geste de l’artiste, en voie d’absorption ou d’effacement… »
Oui, tout l’œuvre de Paula Rego est énigmatique. Mais une chose est sûre : si Lucian Freud fut un misogyne assumé, Paula Rego est une grande artiste féministe sans complexe !
Les contes cruels de Paula Rego, exposition du 17 octobre 2018 au 14 janvier 2019 au musée de l’Orangerie à Paris
Jean-Luc Chalumeau
Critique et professeur d’histoire de l’art
verso.sarl@wanadoo.fr
Illustrations :
• Musée de l’Orangerie : ©AdobeStock
• The fisherman : ©Paula Rego
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