[Histoire de l’art]
Par Lorraine de Thibault, juriste du marché de l’art et organisatrice d’expositions
Depuis sa consécration comme le 9e art sur le ton de l’humour par Spirou Magazine en 1964 jusqu’à la sortie de « L’Art de la Bande Dessinée » par Thierry Groensteen aux éditions Citadelles et Mazenod, la reconnaissance de la bande dessinée aux rangs des beaux arts ne fait pas l’unanimité et entraîne de la circonspection voire le dédain de certains membres de l’élite intellectuelle. Et tant mieux ! La bande dessinée ne peut que se gargariser de sa particularité et du débat qu’elle provoque; celui-ci lui offre une immense liberté à laquelle elle aurait tort de renoncer pour faire partie d’une numérotation hiérarchisante.
Au commencement était la bulle
La paternité de la bande dessinée se dispute entre la Suisse et les États-Unis mais on la présumera genevoise avec Rodolphe Töpffer dans les années 1830. Goethe, à qui on avait transmis quelques brouillons des oeuvres de Töpffer, en releva même l’esprit tout en donnant des conseils pour permettre l’avènement d’un nouveau dépassement de l’imagination. À la suite du genevois, d’autres auteurs prennent le train de la bande dessinée avec une approche satirique, en critique à la bourgeoisie. Doivent être cités l’excellent Déluge à Bruxelles de Richard de Querelles, les différents albums de Cham et Gustave Doré et Journey to the Gold Diggins of Jeremiah Saddlebags des américains Jamas et Donald Road.
Même les peintres s’y mettent : que d’émerveillement face à la Promenade au jardin zoologique de Félicien Rops ! Ce dernier prit également le parti d’utiliser ce nouveau style comme critique artistique de pièces de théâtre comme dans Le Juif errant et ferré, alors publiée dans le Crocodile en 1854.
La bande dessinée ainsi que son style si particulier et intelligible à toute strate et tout âge se diffusent très rapidement, instituant rapidement ses auteurs en influenceurs de l’époque surtout auprès des revendicateurs et de la jeunesse, traversant les frontières et les développements techniques de l’imprimerie avec brio et innovation pour finalement devenir un médium de masse dès la fin du 19e siècle.
Depuis, la bande dessinée oscille entre art et industrie, proposant aux lecteurs une offre aussi pléthorique qu’hétéroclite, à la qualité et aux formats divers, représentant en 2019 16% de l’industrie du livre selon GfK comprenant BD de jeunesse et genre, comics et mangas.
Certains personnages sont rentrés dans l’imaginaire collectif tels que les classiques Tintin, Astérix, Spirou, Largo Winch, etc., les japonisants Naruto ou Monkey Luffy ou encore les stars des Marvel. Un art en entraînant un autre, les adaptations au cinéma ne se comptent plus, créant une synergie dynamisante entre le 7e et le 9e art.
Pour un historique plus exhaustif, l’auteure renvoie à L’Art de la Bande Dessinée de Thierry Groensteen aux éditions Citadelles et Mazenot.
Le parti de juger un art par son audience
Alain Finkielkraut institua la BD comme un art mineur dans une déclaration de 2014. Sans doute car il le perçoit comme un art pour les mineurs d’âge comme de profession. Cette interprétation des mots de Finkielkraut se place en ligne directe avec l’approche de Pierre Bourdieu de la hiérarchie des arts comme produit de rapports de domination entre les classes sociales. Approche un peu classique, à la revendication devenue lassante, celle-ci permet pourtant de mettre en lumière le bon goût imposé par une intelligentsia définissant le parcours intellectuel de tout à chacun sans égard pour la multiplicité des personnalités, des expériences, des caractéristiques, des envies, des passions.
Finalement, la bande dessinée n’est-elle pas la forme d’art la plus représentative des populations, touchant toutes les strates et tous les âges, accessible, sans jugement, avec une visée informative ou au minimum récréant ? C’est bien la première fois que la jeunesse est un défaut dans la société actuelle.
C’est sans doute cet aspect récréatif qui choque car fatalement la bande dessinée n’échappe pas aux industries de la culture homogénéisant les goûts pour un meilleur contrôle de la population par le divertissement. Toutefois, tous les arts ont été rattrapés par cette volonté d’harmonisation et le tri ne dépend que de nous et de notre résistance. Nier la place de la bande dessinée dans les arts n’empêchera pas d’être entourés de produits culturels basés sur des algorithmes.
De plus, considérer la bande dessinée comme un art n’entraîne pas de facto l’obligation de reconnaître tous les albums sortis comme des pépites d’originalité et d’imagination. Dans cette hypothèse, les romans de gare, les croûtes picturales et les nains de jardin (signés Ottmar Hürl ou non) mettraient à mal le statut de la littérature, de la peinture et de la sculpture.
Enfin, tant s’attacher au lectorat stéréotypé de la bande dessinée, serait décrédibiliser les récompenses si sacrées liées à l’art reconnu de la littérature, telles que le Prix Pullitzer attribué en 1992 pour Mauss d’Art Spiegelman.
L’anti-douleur du sublime
Au regard de l’approche kantienne du sublime, il peut être affirmé que la bande dessinée est le moins sublime des arts. Le sublime comme la plus haute expression du beau, se caractérise par son impression d’illimité, infini qui provoque de la douleur dans sa contemplation par notre impossibilité d’embrasser la totalité de son expression. Cette approche entraîne une impuissance, une frustration, nous obligeant d’accepter la finitude de notre entendement tout en nous permettant le fantasme d’une élévation.
« Est sublime ce en comparaison de quoi tout le reste est petit » (Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Section I, livre II, §25, p.89). Au regard de cette affirmation, il est heureux que la bande dessinée ne s’approche pas tant du sublime. Bien évidemment, celle-ci peut entamer, par ses dessins, ses idées et l’expression de celles-ci, une réflexion dépassant les sens. Toutefois, il s’agit d’un art qui ne cherche pas à oppresser son admirateur, à lui provoquer la douleur de son impuissance; il est accessible, il est libre et pour cela, de façon assez probable, peut-il être considéré comme petit car à notre humble hauteur.
Pourtant, certaines histoires pourraient sembler en dehors de notre entendement comme celle de la force et de la persévérance d’Emil Ferris, à l’origine de Moi ce que j’aime, c’est les monstres (Monsieur Toussaint Louverture – 416 pages), piquée par un moustique qui l’a privée de l’usage de ses jambes et de sa main droite à 40 ans. Elle décida – très naturellement – de coller un stylo sur sa main à l’aide de scotch et de ré-appréhender son talent.
La reconnaissance du ventre
Enfin, puisque comme le remarquait Pierre Nahon, galeriste et critique d’art : « Dans une dialectique confuse, le jugement esthétique devient le prétexte d’une opération commerciale et l’opération commerciale réussie tient lieu de jugement esthétique » , le marché de l’art a vite fait d’instituer certains produits culturels au rang d’oeuvres d’art.
La bande dessinée, depuis son avénement comme 9e art, a obtenu la reconnaissance du marché avec des records en 2014 et 2015. En effet, les dessins des pages de garde des albums de Tintin ont atteint plus de 2,6 millions d’euros en 2014 et la double planche du Sceptre d’Ottokar est quant à elle partie à 1,5 millions d’euros en 2015. Toutefois, le marché de la bande dessinée ne détonne pas des autres lorsqu’il est question d’ériger des idoles mais, à la différence d’autres marchés, celles-ci correspondent directement à l’imaginaire de la population. Les oeuvres d’Hergé règnent sur ce marché des trophées de la bande dessinée sans trop de surprise. D’autres noms ressortent également: Bilal, Pratt, Peyo, Uderzo, etc. lors de la vente de 2014 organisée par Artcurial qui fut une des premières maisons de vente à ouvrir un département dédié à la bande dessinée.
Le marché de la bande dessinée reste pourtant un marché de connaisseurs et de véritables passionnés. Si la spéculation y a fait son entrée, celui-ci est encore porté par des grands enfants empreints de rêves et de nostalgie. L’ouvrage de Francis Denayer, « Petites histoires originales » aux éditions Musée Jijé, dépeint le profil de ces collectionneurs si particuliers, en quête d’unicité et renouement candidien avec leur jardin.
Le collectionneur se dirigera d’ailleurs plus facilement vers les galeries spécialisées afin de découvrir les planches originales de ses bandes dessinées de prédilection. Celles-ci s’imposent de plus en plus en France et certaines maisons d’édition (Glénat) ont même leur propre galerie.
Espérons cependant que le 9e art ne perde pas son supplément d’âme. Supplément pour lequel se bat d’ailleurs la galerie Achetez de l’Art où la sélection d’oeuvres ne dépend que de la relation particulière que son fondateur, Guillaume Horen ainsi que Ludovic Monnier, responsable du département bandes dessinées, entretiennent avec les artistes avec parmi eux Mathieu Bablet, Vincenzo Balzano, Benoît Blary, Gianenrico Bonacorsi ou encore Cy.
En effet, Achetez de l’Art a conscience du marché et innove sur deux aspects importants. D’une part, ses expositions sont liées à la sortie du livre et n’attendent pas d’être envisagées en fonction des résultats commerciaux de ce dernier en librairie et auprès du lectorat : elle propose aux futurs acquéreurs de découvrir en avant-première les auteurs de demain. D’autre part, elle soutient la création en pratiquant la plus petite marge du marché des galeries physiques. Avec ces deux directions, elle se positionne commercialement et humainement comme une galerie moderne, altruiste et visionnaire.
Malgré tout, tout passionné de bande dessinée est déjà collectionneur : nos albums s’amoncellent au gré de nos découvertes, sont abîmés par nos lectures répétées et frénétiques, sont oubliés, prêtés, perdus et toujours redécouverts avec une effluve proustienne. Amenés par notre passion, il sera toujours bien assez tôt pour nous procurer une planche originale, érigée par son unicité comme légitime oeuvre d’art.
Juriste spécialisée dans les mécanismes du marché de l’art, Lorraine de Thibault évolue actuellement dans les domaines de la production d’expositions et du développement d’institutions culturelles. Persuadée que la beauté sauvera le monde, Lorraine décrypte les actualités artistiques à l’aune de la philosophie, de la sociologie et de l’économie au service des arts.
Illustrations : ©Achetez de l’Art, Adobe Stock
Nb. Tous les contenus de ce site (textes, visuels, éléments multimédia) sont protégés ; merci de nous contacter si vous souhaitez les utiliser.