[Actualité artistique]
La lettre hebdomadaire de Jean-Luc Chalumeau, critique et professeur d’histoire de l’art
L’art du portrait selon Gérard Le Cloarec
La dernière exposition parisienne de Gérard Le Cloarec date de mai 2015. Il s’agissait alors des portraits de personnalités qui touchaient l’artiste à un titre ou à un autre, depuis Alan Turing, le père des ordinateurs et de l’intelligence artificielle, jusqu’à Duke Ellington. Il y avait aussi des peintres, bien entendu, et je m’étais arrêté au portrait de Francis Bacon, traité comme les autres avec la manière éclatée, pixellisée, de l’artiste, mais avec quelque chose de plus que j’avais cherché à définir.
Il me semblait que, comme le maître anglais, Le Cloarec cherchait une réponse à la question de savoir comment rendre visibles des forces invisibles. L’un comme l’autre ne sont pas vraiment figuratifs : Le Cloarec n’est évidemment pas non plus abstrait. Je pensais qu’il est plutôt, comme Bacon, « figural » au sens où l’entendait Gilles Deleuze dans son essai sur Bacon. Le Cloarec et Bacon feraient identiquement fonctionner leur mémoire « involontaire » qui accouple des sensations à des niveaux différents qui s’étreignent comme deux lutteurs, « la sensation présente et la sensation passée, pour faire surgir quelque chose d’irréductible aux deux, au passé comme au présent : cette figure ».
C’est ce qui se passe à nouveau avec la série de portraits de proches que Gérard Le Cloarec présente à la galerie Thomé jusqu’au 23 février, parmi lesquels se glissent avec quelque humour un indien ou la Joconde, témoins des précédentes séries de l’artiste.
Ces visages qui semblent parfois sortir de mystérieux nuages marquent une nouvelle étape dans la démarche du peintre qui, sans doute, a voulu obéir à la loi selon laquelle, au principe de toute conscience il y a comme un recul, que des philosophes ont appelé la néantisation. Des visages sont à saisir, de personnes bien connues de l’artiste, mais pas de nous, mais peu importe. Ce qui est important, c’est la distance spécifique établie par l’artiste qui lui permet de voir parce qu’elle est lumière. « La lumière, disait Emmanuel Lévinas, est ainsi l’événement d’une suspension, d’une époché… qui définit le moi, son pouvoir du recul infini du quant à soi. » (De l’existence à l’existant). Dans cet état de suspension du jugement, la lumière créée par Gérard Le Cloarec devient le sens qui oriente l’appréhension du réel et rend signifiant le donné brut : ici, pour nous, ce visage inconnu.
Ainsi, en inventant de nouveaux modes de représentation, l’art selon Le Cloarec nous apprend à voir. Il invente le réel bien plus qu’il ne le reproduit. Nous comprenons avec lui que c’est par l’art que le voir retrouve sa fraîcheur et sa puissance de persuasion. Le Cloarec empêche le spectateur de croire que l’art répète ce qui était déjà vu parce, lui qui regarde, peut identifier ce qui est représenté. Eh non ! L’art ne copie pas, parce qu’il n’y a pas un réel donné dans une perception préalable, que la perception esthétique aurait à égaler.
En fait, c’est avec l’art que commence la perception. On pourrait même dire qu’à l’authenticité de l’artiste qui s’efforce de dire le réel, doit correspondre une sorte d’authenticité du réel qui cherche à se dire par l’art. Comme le réel imprègne l’artiste, on peut affirmer en observant les portraits de Le Cloarec que l’art imprègne le réel. Avec lui, pour autant qu’il se prête au regard, le réel se prête à l’art. Certains nuages peints par Le Cloarec sont terriblement sombres. Pourtant ils n’empêchent pas sa lumière si particulière de révéler un visage…
Jean-Luc Chalumeau
Critique et professeur d’histoire de l’art
verso.sarl@wanadoo.fr
Illustrations : ©Galerie Thomé
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