[Actualité artistique]
La lettre hebdomadaire de Jean-Luc Chalumeau, critique et professeur d’histoire de l’art
La liturgie de l’absence selon Eugène Delacroix
L’exposition s’est terminée le 3 décembre au musée Delacroix : Une lutte moderne de Delacroix à nos jours était censée rendre compte des récents travaux de restauration des fresques de Delacroix dans la chapelle des Saints-Anges de l’église Saint Sulpice à Paris.
En fait, il s’est passé beaucoup plus que cela, qui est contenu dans le catalogue, lequel est toujours en vente (Louvre éditions/Le Passage, 28 euros), où l’on peut lire un remarquable essai de Stéphane Guégan sous le beau titre Liturgie de l’absence.
Un essai qui éclaire superbement la relation au sacré du fils du conventionnel régicide Charles Delacroix. Républicain hostile aux Bourbons, Eugène Delacroix se tint à l’écart des innombrables commandes du trône restauré pour la décoration des autels (et sous la 2e République, ce n’est pas l’Église qui lui a commandé les trois fresques de Saint Sulpice, mais le ministère de l’intérieur). Cependant, à 96 reprises, le chef de file de la peinture romantique exécuta des tableaux religieux : une seule Annonciation et toujours des Crucifixions, des Piétas, des Mises au tombeau et des Christs au Jardin des Oliviers.
Stéphane Guégan raconte que Delacroix avait peint de sa propre initiative, et présenté au Salon de 1835, un Christ sur la Croix. L’œuvre fut achetée par Louis-Philippe qui l’envoya au diocèse de Vannes, mais l’évêque n’apprécia pas du tout ce qu’il considérait comme des indécences : « des contorsions du larron aux appas trop visibles de la Madeleine ». Le tableau fut donc relégué dans un coin obscur où il se détériora, jusqu’à ce que Delacroix se plaigne auprès du gouvernement du Second Empire : « … il m’a été suggéré que la place défavorable désignée à mon tableau avait pu avoir pour raison une figure de Madeleine qui n’aurait pas paru au clergé suffisamment drapée… »
Dans d’autres cas, le peintre ne fut pas jugé indécent, mais trop pathétique. Ainsi, pour la Pietà de 1843 qui lui avait été commandée par la Préfecture de la Seine pour l’église Saint-Denys-du-Saint-Sacrement, il accentua le caractère douloureux de la Lamentation mariale : « Delacroix concentre l’action, déploie son lamento au lieu d’exalter la sage résignation » écrit Stéphane Guégan. Une certaine presse se déchaîna aussitôt contre ces « figures repoussantes ».
Delacroix se méfiait de l’auteur des Fleurs du Mal et ne fut pas son ami. C’est cependant Baudelaire qui parut le mieux le comprendre, mais Stéphane Guégan demande que l’on prenne garde à l’utilisation parfois abusive d’une phrase connue du poète en 1846 : « la tristesse sérieuse de son talent convient parfaitement à notre religion, religion profondément triste, religion de la douleur universelle… » De même, l’essayiste se méfie d’une certaine bien-pensance qui s’est emparée d’un passage du Journal (12 octobre 1862) : « Dieu est en nous : c’est cette présence intérieure qui nous fait admirer le beau… C’est lui sans doute qui fait l’inspiration dans les hommes de génie… ».
La belle étude de Stéphane Guégan fait comprendre que, en vérité pour Delacroix, c’est le génie qui manifeste le divin et non l’inverse. Il conclut en rapprochant la pensée du peintre de celle de Benjamin Constant, et voit en eux des hommes du XVIIIe siècle pour qui « la recherche de Dieu n’est plus, réconfort pascalien, le signe même de son existence, mais la preuve d’une perfectibilité tout intérieure. » Une réflexion passionnante qui va fort au-delà d’un simple compte-rendu de restauration.
Jean-Luc Chalumeau
Critique et professeur d’histoire de l’art
verso.sarl@wanadoo.fr
Illustrations : Couverture du catalogue de l’exposition au musée Eugène Delacroix – Louvre Éditions
Nb. Tous les contenus de ce site (textes, visuels, éléments multimédia) sont protégés ; merci de nous contacter si vous souhaitez les utiliser.