[Actualité artistique]
La lettre hebdomadaire de Jean-Luc Chalumeau, critique et professeur d’histoire de l’art
Fromanger : Annoncez la couleur !
Tel est le titre de l’exposition actuelle de Gérard Fromanger au musée des Beaux-Arts de Caen qui reprend quelques-uns des thèmes du peintre, 37 ans après sa rétrospective « 1963-1983 » en ce même lieu.
Il est émouvant de voir réunis des tableaux qui étaient déjà là en 1983 (par exemple le fameux En Chine, à Hu-Xian, 1974, de la série Le désir est partout, prêté par Le Musée National d’art moderne, que je considère comme une des œuvres picturales les plus importantes du XXe siècle), et Peinture-Monde Carbon black, 2014, qui ouvrait la rétrospective au Centre Pompidou en 2016 (une embarcation de migrants perdue dans la mer, avec au fond une foule lointaine de gens affairés qui ne la voie pas).
Est-ce un hasard ? En même temps, dans le même musée, est proposée l’exposition Les villes ardentes, Art, travail, révolte 1870-1914. On y remarque La grève au Creusot de Jules Adler (1899), une foule chantant gravement derrière ses drapeaux rouges, ou bien Grève à Saint-Ouen (1908) de Paul Louis Delance : une foule encore, avec au premier rang du défilé un vieil ouvrier fatigué tenant un drapeau rouge et, devant lui, une jeune ouvrière à la mine grave tenant son bébé dans les bras. Autrement dit, de bons peintres assez académiques aux idées de gauche essayant de peindre la révolution.
La question n’est pas là, leur répond Gérard Fromanger à l’étage du dessous, il ne faut pas essayer de peindre la révolution, mais bien de révolutionner la peinture.
C’est ce que fait depuis cinquante ans l’ancien co-fondateur de l’atelier populaire des Beaux-Arts en mai 1968, avec une énergie toujours renouvelée. J’écrivais dans le catalogue de l’exposition de 1983 que « les oiseaux, les chevaux et les personnages de Fromanger venus de l’imagerie étrusque, tout comme ses paysages toscans, ne disent rien. Il n’y a pas de message ici, nul « projet » ne se propose à l’adhésion de l’intellect. Ils contredisent et c’est tout. Par leur seule présence, par des couleurs (toutes les couleurs, et si possible, plusieurs fois toutes les couleurs, ils refoulent à la périphérie du monde la misère et la grisaille. La négation devient ainsi affirmation. »
À l’occasion d’une autre importante rétrospective, celle de 2012 au Fonds Hélène et Edouard Leclerc pour la culture à Landerneau, intitulée Périodisation 1962-2012, Fromanger dialoguait avec Hans Ulrich Obrist qui commençait par rappeler qu’il était lui-même né en mai 1968 à Zurich !
Plus tard, étudiant, il avait été fasciné par les drapeaux ensanglantés de Fromanger « et par ce que Douglas Gordon nommait une étroite collaboration : celle de Fromanger avec Jean-Luc Godard qui a abouti à des films-tracts ». Le plus célèbre de ces films est visible à Caen : on y voit s’écouler le rouge du drapeau tricolore sur le blanc et finalement le bleu.
À la question « Pour vous, peindre la révolution et révolutionner la peinture étaient donc indissociables ? », l’artiste répondait une fois pour toutes : « en 1968, je considérais qu’individuellement peindre la révolution était quelque peu absurde, mais en revanche, le faire collectivement, dans ce qu’on appelait l’Atelier populaire des Beaux-Arts, avait du sens. »
Et depuis, il a bien fallu revenir à la solitude de l’atelier, mais Gérard Fromanger n’y est pas vraiment seul : il est entouré par tous ses confrères de l’histoire de la peinture. À son ami Gilles Deleuze qui lui demandait ce que ça fait d’être devant la toile blanche, il répondait : « la toile n’est pas blanche, elle est noire de tout ce que les autres ont fait et de ce que moi j’ai déjà fait. En fait il faut la blanchir, pas la noircir, mais faire en sorte qu’elle redevienne blanche… »
Jean-Luc Chalumeau
Critique et professeur d’histoire de l’art
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