[Actualité artistique]
La lettre hebdomadaire de Jean-Luc Chalumeau, critique et professeur d’histoire de l’art
El Greco en majesté
Il n’y a pas longtemps, j’étais dans le grand amphithéâtre de l’école des Beaux-Arts à Paris et je regardais la splendide fresque de Paul Delaroche, dite de l’hémicycle. Elle n’a pas changé depuis son inauguration en 1841. Cette immense composition inspirée de l’Apothéose d’Homère par Ingres, qui mêle l’allégorie aux portraits réalistes des plus importants peintres et sculpteurs du passé impressionne encore.
Au milieu du XIXe siècle, Paul Delaroche était le plus célèbre artiste de son temps en France et dans le monde. Son autorité était telle que c’est lui seul qui avait choisi les élus dans ce panthéon des plus grands maîtres sous les applaudissements unanimes. Il plaçait très haut Michel-Ange et Raphaël, Titien et Véronèse, Poussin et Giotto… Mais il ignorait complètement Piero della Francesca, Botticelli, Vermeer, Goya, Watteau et Greco !
En 1841, personne ne connaissait El Greco qui est exposé en majesté au Grand Palais depuis le 14 octobre ! Voilà de quoi inspirer une réflexion sur la relativité de l’histoire de l’art qui n’est qu’un vaste ensemble de jurisprudence en constante évolution.
Les éditions du Chêne ont devancé l’évènement en publiant un volume consacré au Grec dans sa collection « ça c’est de l’art », rédigé par Hayley Edwards-Dujardin. J’ai déjà dit grand bien de cette jeune historienne de l’art à l’occasion de son Léonard de Vinci, et l’on retrouve les mêmes qualités dans cet opus : clarté de l’expression, recherche des anecdotes significatives, recours à l’humour de manière à intéresser les néophytes.
De l’excellente vulgarisation en somme, avec des cartes et des tableaux qui aident les lecteurs en panne de culture générale. Hayley Edwards-Dujardin a eu l’excellente idée de diviser ses notices sur les tableaux en deux parties : « les incontournables » d’abord (par exemple L’Enterrement du comte d’Orgaz ou Le Christ chassant les marchands) et « Les inattendus » ensuite (par exemple La Dormition de la Vierge, ou le tout dernier et très curieux tableau du Greco, Laocoon, l’année de sa mort, 1614).
Le rappel des qualités de l’auteure étant fait, on s’étonnera de certaines faiblesses ou lacunes. C’est ainsi, par exemple, que sa description du Christ chassant les marchands me semble passer à côté de l’essentiel. Hayley Edwards-Dujardin ne dit pas un mot des deux reliefs encadrant la porte du Temple derrière Jésus : d’une part Adam et Eve chassés du Paradis et d’autre part le sacrifice d’Abraham au moment où l’ange retient sa main alors qu’il allait tuer son fils Isaac. L’expulsion du Paradis renvoie à l’attitude violente du Christ, dont cependant la main gauche esquisse un geste d’apaisement. Cette main désigne les personnages de la droite du tableau, qui expriment la réflexion, la soumission ou le repentir. Le Greco, très croyant, annonce ainsi que le sacrifice de Jésus sur la Croix sauvera les pécheurs repentants.
Les observations de l’auteure quant à la composition sont justes, mais ses lecteurs ne comprendront malheureusement pas le principal enseignement du peintre. Il y aurait d’autres remarques du même genre à faire à propos de plusieurs autres œuvres (deux contresens à propos de l’évangile de Saint Luc en particulier). C’est évidemment dommage. Mais ce petit volume reste une bonne introduction à l’exposition du Grand Palais pour ceux qui ne savent pas grand-chose de ce Grec venu s’établir à Tolède pour y devenir un des plus grands maîtres de la peinture espagnole.
Jean-Luc Chalumeau
Critique et professeur d’histoire de l’art
verso.sarl@wanadoo.fr
Illustrations : Éditions du Chêne
Nb. Tous les contenus de ce site (textes, visuels, éléments multimédia) sont protégés ; merci de nous contacter si vous souhaitez les utiliser.