[Actualité artistique]
La lettre hebdomadaire de Jean-Luc Chalumeau, critique et professeur d’histoire de l’art
Lettre à Pierre Nahon
Cher Pierre Nahon, vous venez de publier un nouveau livre (Persona grata, éditions Galilée) et vous me faites le plaisir de me le dédicacer amicalement.
Il s’agit de courts textes que vous consacrez aux personnages qui ont nourri votre vie, votre amour de l’art et des livres. « Et qui continuent de le faire » ajoutez-vous. Vous avez été producteur de films, mais surtout, avec Marianne votre épouse, vous avez été un grand marchand avant de devenir écrivain.
Ces personnages qui ont marqué votre vie appartiennent pour la plupart à l’histoire, et c’est la première raison pour laquelle votre témoignage est passionnant. Un témoignage fort bien rédigé d’ailleurs, ce qui est d’autant plus remarquable que vous avez la coquetterie d’indiquer à la rubrique « diplômes » de votre notice du Who’s who la simple mention « bachelier »…
Nous ne nous sommes rencontrés que lors d’un bref épisode de nos carrières respectives, quand, à la fin des années 80, vous m’avez confié la rédaction d’un livre d’entretien avec Arman à l’occasion de son exposition Shooting colors dans votre galerie. C’était aux éditions de la Différence dirigées par votre ami Joaquim Vital (à qui vous rendez un bref et vibrant hommage) dans une collection où Bernard Lamarche-Vadel avait déjà publié deux ouvrages.
Vous imaginez bien que je me suis d’abord jeté sur les chapitres consacrés à ceux que j’ai connus et qui ont disparu. J’ai donc particulièrement apprécié la manière nuancée avec laquelle vous avez abordé la figure d’exception que fut Bernard : génial, provocateur, charmant et éventuellement odieux, il était de ceux à qui l’on pardonne tout parce que, sûr de son talent et de sa supériorité jusqu’à l’excès, il était également terriblement fragile. Vous retracez avec beaucoup de délicatesse le cheminement fatal qui l’a conduit au suicide.
Pour le cas de César, dont vous avez été le marchand pendant vingt cinq ans, votre perspicacité est la même : grand créateur, certainement un des plus importants du XXe siècle, vous montrez aussi avec lucidité ses petites faiblesses, ses contradictions et vous évoquez l’écheveau de circonstances obscures en raison desquelles le plus populaire des artistes français était désespéré par l’incompréhension des autorités officielles. Je l’entends encore me prendre à témoin peu avant sa mort : « tu l’as vue la salle permanente César à Pompidou, dis, tu l’as vue ? » Évidemment je ne l’avais pas vue puisqu’il n’y en avait pas, et il reprenait : « Eh bien voilà, on ne m’aime pas ! » Vous avez raison de protester contre la rétrospective qui vient d’être organisée, vingt ans après sa mort, par le Centre Pompidou : elle n’était pas seulement tardive, elle était ratée. Vous, vous avez su comprendre et aimer César qui en avait tant besoin, et cela se sent dans votre livre.
On retrouve les mêmes qualités d’analyse à propos de Pierre Soulages, par exemple, dont vous entendez « situer l’œuvre à son vrai rang », et vous y parvenez en cinq pages impeccables. J’ai été particulièrement sensible à la manière dont vous rappelez que Franz Kline est venu à l’abstraction lyrique deux ans après l’apparition de Soulages à New York, alors que tant de mauvais historiens de l’art ne le savent pas ou ne veulent pas le savoir et font du français un épigone de l’américain…
J’ai bien aimé aussi le texte consacré à l’incommode Dubuffet et dans lequel vous évoquez votre collaboration avec le marchand Daniel Cordier pour réaliser un film sur le maître de l’Hourloupe à un moment où vous étiez encore producteur. Bien des détails sont succulents parce qu’ils ont été vécus, bien des portraits sont d’autant plus réussis que votre affection pour les personnes ne compromet jamais votre esprit critique.
C’est le cas en particulier pour Pierre Restany qui domina la scène artistique internationale jusqu’à sa mort. Je le revois, bras dessus-bras dessous avec César, tous deux barbus, petits et ventripotents, parcourant tranquillement les allées de la FIAC, indifférents à tous les regards braqués sur eux ! Ces deux là ont beaucoup compté pour vous.
Votre livre leur redonne vie, ainsi qu’à tant d’autres moins célèbres. Il s’agit d’une mine d’informations dans laquelle viendront se servir les historiens de demain. Soyez-en remercié.
Jean-Luc Chalumeau
Critique et professeur d’histoire de l’art
verso.sarl@wanadoo.fr
Illustrations : ©Éditions Galilée
Nb. Tous les contenus de ce site (textes, visuels, éléments multimédia) sont protégés ; merci de nous contacter si vous souhaitez les utiliser.