[Actualité artistique]
La lettre hebdomadaire de Jean-Luc Chalumeau, critique et professeur d’histoire de l’art
Cézanne et les maîtres. Rêve d’Italie
Sous ce titre prometteur, le musée Marmottant-Monet présente des tableaux exceptionnels de Cézanne voisinant avec des œuvres essentiellement italiennes du XVIe siècle (jusqu’au 5 juillet).
Le problème, soulevé dès la première phrase de son excellente introduction par Alain Tapié, c’est que « Cézanne ne s’est jamais rendu en Italie ». Il ajoute, et c’est le pari de l’exposition, que Cézanne « accroche dans sa mémoire des tableaux vus ou rêvés. »
Certes, Cézanne avait dit à Emile Bernard qu’il célébrait Tintoret. Mais le Louvre, qu’il fréquentait avec assiduité, possédait peu de tableaux du Vénitien (il est vrai que la très belle Déploration du Christ ne fut envoyée à Nancy qu’en 1872, Cézanne avait donc pu la voir).
Cézanne, toujours à Aix ou à Paris, n’a fait qu’un seul voyage dans sa vie, en 1890 en Suisse avec Hortense et leur fils. Il ne connaissait, hors le Louvre, que le musée d’Aix en Provence, où les tableaux de Granet lui faisaient découvrir les paysages romains, en complément de ceux de Poussin au Louvre.
Même Titien, dont le Louvre est abondamment pourvu, fait question pour l’exposition : Cézanne « connaissait-il par la reproduction les grands tableaux mythologiques du Titien, où règnent les nus puissants et sereins ? » demande Alain Tapié en rapprochant Le Banquet de Nabuchodonosor par Cézanne de Orphée et Eurydice par Titien, qui était à Bergame, hors de portée de l’Aixois.
Quant aux reproductions, elles étaient alors rares et en noir et blanc. De toute façon, déclare Claudio Strinati dans son texte du catalogue, « Cézanne n’a jamais avoué un goût particulier pour la peinture italienne ».
Que faire alors pour répondre au titre de l’exposition ? « La tentation est grande, répond Denis Coutagne, de rapprocher tel masque de Laurana et tel portrait de Mme Cézanne ». En effet, le musée d’Aix conserve aujourd’hui à la fois un Masque de femme en marbre de Francesco Laurana (XVe siècle) et le Portrait de Mme Cézanne (1887) dans lequel Cézanne s’attache au visage de forme ovale de sa femme, impassible et distant, en s’inspirant de Laurana. Mais ce n’est qu’une supposition.
Les auteurs de l’exposition ont ainsi des tentations, émettent des hypothèses intéressantes, mais à propos de tableaux pas forcément connus de Cézanne, c’est ainsi que Denis Coutagne propose une interprétation de La Montagne Sainte-Victoire vue de Bibemus (vers 1897) empruntée au musée de Baltimore.
La Montagne est dans le lointain. Les rochers de Bibemus, massifs et architecturaux, sont au premier plan, fendus par une faille laissant passer de la végétation. La tentation, ici, est de rapprocher ce tableau du Moïse frappant le rocher (1649) par Poussin. Dans le lointain, les collines romaines et au premier plan, le rocher que Moïse vient de frapper. Un jet d’eau s’en échappe, comme la verdure s’échappe des roches de Bibemus.
« Cézanne répond à ce tableau » conclut avec autorité Denis Coutagne. L’ennui, c’est que le Poussin est à Saint Petersbourg, au musée de l’Ermitage où Cézanne n’est jamais allé. Le rapprochement est donc pour le moins hasardeux. Heureusement que Alain Tapié est là pour proposer une solution à ces difficultés : « Cézanne aura vu aussi, peut-être, Poussin à travers François-Marius Granet, Véronèse à travers Eugène Delacroix, le Greco à travers Gustave Doré, Ribera à travers Honoré Daumier, le Tintoret à travers Thomas Couture. »
Il fallait y penser, non ? Mais c’est tout de même une belle exposition ; il faut y aller, ne serait-ce que pour voir le dernier tableau de Cézanne, Le Cabanon de Jourdan, exécuté en octobre 1906 sous l’orage qui coûta la vie au maître de la modernité. C’est l’unique Cézanne qui se trouve à Rome.
Jean-Luc Chalumeau
Critique et professeur d’histoire de l’art
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Illustrations : voir légendes
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