[Actualité artistique]
La lettre hebdomadaire de Jean-Luc Chalumeau, critique et professeur d’histoire de l’art
La relativité de toutes choses selon Levi Van Veluw
Le Domaine de Kerguehennec, dont la vocation est résumée par les trois mots « art, architecture, paysage », présente, jusqu’au 4 novembre, une installation du plasticien néerlandais Levi Van Veluw qui vaut peut-être le déplacement jusqu’au centre du Morbihan, entre Vannes et Pontivy (titre : « La relativité de la matière »). Il faut d’abord saluer l’organisation, assez délicate puisque les visiteurs ne peuvent voir et éprouver l’œuvre que un par un. Une hôtesse doit donc leur expliquer brièvement le principe, puis les introduire dans l’ascenseur qui les conduit jusqu’au premier étage où une deuxième hôtesse les réceptionne et surveille leur évolution solitaire et hésitante dans un circuit plongé dans une quasi obscurité. Les visiteurs suivants attendent pendant ce temps là leur tour dans un salon du rez-de-chaussée. On s’explique que la réservation en ligne soit obligatoire (kerguehennec.fr) pour qu’un maximum de 18 personnes puissent passer toutes les 15 minutes.
Ces précautions sont nécessaires pour que le corps tout entier soit mobilisé dans et par l’expérience de la déambulation (« l’exposition est déconseillée aux personnes claustrophobes » précise le petit guide). Il s’agit pour le jeune Levi Van Veluw, né en 1985, de créer une réalité alternative dans laquelle le visiteur perdra ses repères et vivra « une expérience sensorielle complète ». Immergé dans le noir, devant avancer avec précaution, il discernera des environnements étranges, par exemple celui où il distinguera une table et une chaise englouties aux trois quarts dans une étendue liquide inquiétante, glauque et sombre bien entendu. L’artiste entend recréer des cauchemars d’enfance (il rêvait ainsi que les meubles Renaissance de sa chambre étaient en train de disparaître) et élargit son exploration aux « thèmes sombres de la peur, de la solitude, de la perte du contrôle » (entretien de l’artiste avec Valentjin Byvanck).
La volonté de nous placer dans une situation particulièrement anxiogène, celle où nous éprouvons « la perte du contrôle », d’autant plus intense que l’installation est techniquement très bien réalisée, me paraît très significative d’une grande partie de l’art contemporain, celle dont le principal pionnier est sans doute Olafur Eliasson. On se souvient de son exposition Contact qui inaugurait la Fondation Vuitton du bois de Boulogne en 2015. On pénétrait dans ses espaces noirs non pas individuellement mais en groupes, le résultat étant le même : perte désagréable de repères (les murs invisibles étaient de miroirs courbes, le sol tout en creux et bosses était éprouvé comme mouvant…) et sentiment d’oppression. On nous expliquait alors qu’après le temps de l’art de la représentation (de la Renaissance à la fin du XIXe siècle), après le temps de l’art de la simple présentation (les avant-gardes du XXe siècle), le temps était venu d’un art de la perte de soi et de la fin des repères (dit de « l’absentation »). Ne faut-il pas, selon certains, témoigner de la mort de Dieu, de la fin des grands récits, de la faillite des idéologies ? Si vous ne saviez pas encore que vous êtes seul dans un monde qui n’a plus de sens, des artistes sont là pour vous en parler…
Artiste pluridisciplinaire, Levi Van Veluw réalise aussi des photographies et surtout des dessins au fusain où les amateurs peuvent retrouver les thèmes de l’artiste (Galerie Particulière, 75003 Paris).
Jean-Luc Chalumeau
Critique et professeur d’histoire de l’art
verso.sarl@wanadoo.fr
Illustration : © Levi Van Veluw
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