[Actualité artistique]

La lettre hebdomadaire de Jean-Luc Chalumeau, critique et professeur d’histoire de l’art

L’art sous contrôle

Carole Talon-Hugon, présidente (on imagine sans illusion) de la Société française d’esthétique, résume bien sa pensée à la page 135 de son livre L’art sous contrôle (PUF, 14 euros) : la notion de valeur artistique a perdu la pertinence qu’elle avait jusqu’à la fin du XIXe siècle.

L'art sous contrôle - Carole Talon-Hugon
L’art sous contrôle – Carole Talon-Hugon (PUF)

C’est à ce moment qu’a disparu le système des beaux-arts dans lequel le jugement sur les œuvres s’appuyait sur des paradigmes d’appréhension clairement définis.

Aujourd’hui, l’art ne saurait être que générique : il n’appartient à aucun genre normé. Il n’y a plus d’étalon de l’excellence, ce qui fait qu’il n’y a plus de critique d’art au sens déterminé au XVIIIe siècle qui permettait d’évaluer la valeur artistique d’une œuvre par le moyen du goût et surtout de la compétence donnée par la familiarité avec un domaine artistique précis.

L’idée de mérite artistique n’a plus de sens, et celle de jugement esthétique pas davantage. Le critique n’est plus guère qu’un intermédiaire, il n’évalue plus : au mieux il informe et il explique. La valeur éthique s’est substituée à la valeur esthétique. L’art sociétal a fait de l’artiste un activiste. Ici, Carole Talon-Hugon aurait pu évoquer les tenants actuels de la critique « embedded » (embarquée) par analogie avec les correspondants de guerre embarqués par les militaires sur un théâtre d’opération et qui ne peuvent voir que ce que décident leurs guides. Le critique d’art actuel n’a pas à juger mais à décrire et faire comprendre, il n’est plus guère que l’attaché de presse de l’artiste qu’il est appelé à suivre.

Dans un tel contexte, l’auteure insiste sur la montée en puissance de la critique morale et de la censure qui n’ont plus rien à voir avec la critique d’art : on demande le boycott des films de Woody Allen accusé de comportement inapproprié avec sa fille adoptive, on demande le retrait des cimaises d’un musée de Thérèse rêvant du peintre Balthus pour un motif comparable…

Elle montre aussi que des œuvres sont exposées et valorisées, non parce qu’elles auraient un intérêt esthétique, mais uniquement parce qu’elles défendent une cause identitaire donnée, le féminisme en particulier. Carole Talon-Hugon donne l’exemple de la galerie Lelong qui, à la Frieze 2018, consacrait aux femmes une section intitulée « Social Work » regroupant exclusivement des femmes militantes des années 80. De même, le Centre régional d’art contemporain de Sète a organisé une exposition ainsi présentée : « S’inspirant de l’actuel intérêt pour les droits des femmes – connu sous le nom de phénomène MeToo -, l’exposition entend montrer l’héritage, l’évolution et la diversification des stratégies et des théories féministes. »

Et ainsi de suite : par exemple la très actuelle tendance à valoriser l’identité des Noirs. Lubaina Himid a remporté le Turner Prize en 2017 pour une œuvre intitulée Naming the Money, installation célébrant « la créativité noire et le peuple de la diaspora africaine, expliquait la Tate Gallery, en relevant le défi de son invisibilité institutionnelle. Himid se réfère à l’esclavage et à son héritage et se préoccupe de la contribution culturelle cachée et négligée qui a été celle de ces populations oubliées. » Lubaina Himid, originaire de Tanzanie, se déclare « activiste culturelle ». Nous sommes ici dans la mouvance du British Black Art s’enracinant dans la lutte anticolonialiste et voulant constituer une blackness.

Le livre passe en revue les combats de l’art sociétal qui se détourne de l’humanité commune et ne concerne que des groupes d’individus réunis en communautés par leur genre, leur couleur de peau, leur appartenance sexuelle ou leur condition sociopolitique. L’auteure peut conclure que l’éthique étant nécessairement universaliste et ces revendications étant catégorielles, il est préférable de parler de combats sociétaux plutôt que de combats éthiques.

Dès lors « le risque est celui du solipsisme, de l’entre-soi et de l’enfermement ». Ce qui se donne pour de l’art actuellement favorise les communautarismes, l’intolérance et la suspicion. Carole Talon-Hugon le regrette et sa mise en garde bien documentée constitue un signal d’alarme nécessaire.

On peut se demander s’il sera entendu par les opportunistes « décideurs culturels » qui n’ont pas d’autre critère que l’air du temps…

Jean-Luc Chalumeau, critique d'art et professeur
Jean-Luc Chalumeau
Critique et professeur d’histoire de l’art
verso.sarl@wanadoo.fr

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