[Actualité artistique]
La lettre hebdomadaire de Jean-Luc Chalumeau, critique et professeur d’histoire de l’art
Martin Barré au MAMCO de Genève
Le Musée d’art moderne et contemporain de Genève présente, jusqu’au 2 février 2020, une rétrospective Martin Barré (1924-1993) très complète dans les vastes salles d’un étage complet, sous l’intense lumière des néons fixés aux plafonds.
Le commissaire, Clément Dirié, qualifie Martin Barré de « figure essentielle de la scène artistique du second XXe siècle ». Il a raison, et il est bon de placer dans l’actualité cet artiste un peu oublié.
Où situer Martin Barré ? Michel Ragon l’avait d’abord placé en tête de la « seconde génération de l’abstraction lyrique » avant de se reprendre et d’indiquer que, dès 1954, il était apparu comme « un peintre abstrait pur, intégral, exigeant d’une peinture qu’elle soit d’abord strictement à deux dimensions, sans aucun trompe l’œil des formes qui passent les unes sur les autres sans aucun dessus-dessous. »
Ce qui domine en effet chez Barré, ce sont les notions de silence, de mesure, d’harmonie, de purisme. » Suzanne Pagé, qui lui a offert une exposition au Musée d’art moderne de la Ville de Paris en 1979, l’avait vu « dans la ligne de Mondrian, les différentes formes qui viennent s’inscrire sur la toile (lignes, tracés, hachures, grilles, carrés, etc.) ne font plus ‘image’ sur un fond, mais fonctionnent, ainsi que des ‘petits carrés’ de Mondrian, comme structure pour construire l’espace de la peinture, le réguler, le signaler et le rendre tangible. »
Dans sa revue (Macula n°2), Jean Clay consacrait en 1977 un texte à Martin Barré (« L’œil onglé ») et lui posait des questions qui permettaient à l’artiste de préciser une notion qui lui était chère : celle d’affleurement.
La question étant « …faut-il regarder vos tableaux comme la dégradation régulière d’une teinte première par le jeu accumulatif des voiles blancs (modulation de la valeur) ?… »
Martin Barré répondait : « Les premières couches jouent un rôle technique. Elles constituent ce qu’en peinture on appelle le support, qui devient la surface à peindre, intermédiaire entre la toile et ce qui va être peint. Comme chacun sait, les pigments rongent la toile… Il est bien qu’une certaine épaisseur permette au réentoileur de faire son travail. Si la peinture nous montre le temps de sa scription interrompue à un moment que le peintre choisit, décide, il est souhaitable que les marques du temps (à venir) – chocs, égratignures, jaunissement – en altèrent le moins possible l’impact. L’essentiel de la peinture étant dans cet instant d’interruption (révélation ; fixation), il est important que cet instant semble vouloir ne plus connaître le temps, soit le plus possible capable de s’y soustraire… Il y a dans l’affleurement à l’air même (que nous respirons) quelque chose qui me semble proche de cet instant, de cette suspension, temps-instant, air, lumière… La peinture travaille pour cela : ça affleure mal ou bien… »
Il y a au MAMCO une série de travaux mis en chantier en 1984 et poursuivis jusqu’à la mort de l’artiste jouant sur des déductions géométriques d’angles réunis en triangle qui témoignent de l’attachement obstiné de Martin Barré « à ce que l’on pourrait appeler une simplicité impitoyable ».
La simplicité de Barré n’avait pratiquement rien d’aléatoire, et elle démontrait la séduction de l’objet « peinture » par la neutralité. Dans tous les cas, les tableaux de chacune des périodes de l’artiste impliquaient une apparition plus ou moins fragile d’un affleurement. Pour l’obtenir, plusieurs couches ayant eu le temps de sécher, Martin Barré, avait longuement et méticuleusement poncé son tableau.
Je me souviens avoir été présent dans l’atelier d’un de ses grands amis, Michel Tyszblat, quand Martin Barré l’avait appelé au téléphone. « Qu’est-ce que tu fais en ce moment ? » lui avait demandé Michel. « Je ponce » avait répondu Martin. « Ah oui, je ponce donc je suis » avait répliqué à mi-voix Michel comme pour lui-même. C’était à la fois drôle et profond : en ponçant, Martin Barré travaillait à la matérialisation de son être même. Chez lui, l’affleurement faisait advenir ce qui, pour lui, était toute sa vie : la peinture.
Jean-Luc Chalumeau
Critique et professeur d’histoire de l’art
verso.sarl@wanadoo.fr
Illustrations : ©Annik Wetter – MAMCO Genève
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