[Actualité artistique]
La lettre hebdomadaire de Jean-Luc Chalumeau, critique et professeur d’histoire de l’art
Stéphanie-Lucie Mathern, le crépuscule est grandiose
« Le crépuscule est grandiose » est le titre alléchant de l’exposition de Stéphanie-Lucie Mathern à la galerie Pascal Gabert (jusqu’au 28 novembre), mais que les amateurs de jolies sensations s’attendent à être désorientés.
L’artiste a placé en exergue une citation de Cioran (dans De l’inconvénient d’être né) pour le moins inquiétante : « La lumière se prostitue, et ne se rachète – éthique du crépuscule – qu’au moment de disparaître. »
Un tableau qui, comme les autres, semble peint à la hâte en larges touches d’acrylique s’intitule Les pisseuses, elles sont deux en effet qui semblent s’apprêter à uriner (ce n’est pas très net) : serait-ce là un double hommage à Rembrandt et Picasso qui abordèrent l’un et l’autre ce sujet scabreux ? Ou bien une pure et simple provocation ?
Ni l’un ni l’autre, mesdames et messieurs : vous avez affaire à une formidable jeune peintre qui reprend à la base la question du goût en art. De toute façon, elle fait suivre la phrase de Cioran par une autre, fort explicite : « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égard ni patience. » Elle appelle donc à l’aide René Char pour nous faire comprendre qu’elle mérite égard et patience. Elle a raison.
Dans une perspective traditionnelle, la vérité d’une œuvre nous apparaît dès que nous sommes en sa présence. Elle nous convie à un rôle de témoin qui développe en nous l’humain. Notre subjectivité se réfère alors à nous-mêmes plutôt qu’au monde. Notre goût esthétique, très variable selon les individus, se mesure au plaisir que l’œuvre nous procure. Or ce retour sur soi n’est pas l’essentiel. Déjà le philosophe Alain nous avait prévenus : le plaisir n’est pas un ingrédient nécessaire de l’expérience esthétique. A la bonne personne qui s’exclame : « quoi, des pisseuses ! quel mauvais goût ! » on pourrait faire observer que les jeunes personnes en question sont peu visibles et que, au contraire, elles sont intégrées à de grandes fleurs magnifiques. Autrement dit, Stéphanie-Lucie Mathern introduit des antidotes dans les œuvres susceptibles de choquer. Il en est ainsi, par exemple d’une Vierge à l’Enfant pour le moins anticonformiste, mais dont le corps même offre une élégante composition abstraite. Pas de mauvais goût chez Mathern, mais pas de bon goût non plus : elle nous enseigne qu’avoir du goût, c’est être capable de jugement au-delà des préjugés et des partis pris.
Avoir du goût, ce serait renoncer à sa subjectivité (celle à laquelle tiennent tant ceux qui se flattent « d’avoir bon goût ») se placer, libre de tout a priori, devant les tableaux déconcertants de Stéphanie-Lucie Mathern, et découvrir peu à peu que l’art authentique nous détourne de nous-mêmes et nous tourne vers lui.
Mathern déclare que « la laideur est la nouvelle beauté depuis longtemps », et elle ne se prive pas de peindre « la maladresse technique, le dégorgement excessif, le saignement des substances… » Oui, c’est vrai, l’artiste est témoin d’un monde désespérant, et il peut sembler que nous sommes tous condamnés, sans rédemption possible.
C’est vrai, mais en même temps, l’œuvre d’art, telle que je la ressens au contact du travail de Mathern, est une école d’attention. Et à mesure que s’exerce l’aptitude à s’ouvrir, se développe la faculté de comprendre ce qui doit être compris, c’est-à-dire la possibilité de pénétrer dans le monde qu’ouvre l’œuvre.
Le monde de Stéphanie-Lucie Marhern qui est d’une exceptionnelle prodigalité.
Jean-Luc Chalumeau
Critique et professeur d’histoire de l’art
verso.sarl@wanadoo.fr
Illustrations : ©Stéphanie-Lucie Mathern
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