Nous avions rendez-vous ce 29 novembre avec l’artiste Valéry Grancher au Café Beaubourg, à quelques heures de sa performance Orb After Mondrian à la galerie Monochrome à Paris, imaginée pour le centenaire de Der Stijl.
L’artiste visionnaire nous a présenté cette nouvelle performance en immersion dans la réalité virtuelle, sa pratique artistique, son rapport à l’art digital, au marché de l’art, ainsi que son actualité.
Quelles ont été tes sources d’inspiration pour cette performance ?
Je suis parti de l’idée que c’était le centenaire de Der Stijl, fondé par Piet Mondrian et Theo van Doesburg en 1917. C’était à l’époque une forme de radicalisme, la fondation d’une forme de modernisme, même une utopie moderniste issue de la théosophie, avec l’expression la plus simple de la vie au travers de la verticale et de l’horizontale pour Mondrian. Il y eut ensuite une grande rupture entre les deux protagonistes quand Theo commença à utiliser la diagonale et le losange, sorte de pied de nez à Piet.
Dès lors, en 2017, je me suis dit qu’une chose n’avait pas été abordée. Puisque je fais des Orbs, ce sera la courbe qui s’opposera à la verticale et à l’horizontale, c’est-à-dire le questionnement et la confrontation de deux pratiques, une de 1917 et une de 2017, sur une forme de définition de ce que peut être le modernisme.
En 2017, à l’heure des progrès technologiques exponentiels tels que la réalité virtuelle, il y a une notion de progrès certaine mais en même on a un rapport très eschatologique au progrès car, comme le dit Bernard Stiegler, il y a eu les grandes catastrophes du XXe : la Shoah, le premier pas sur la lune pour le positif, mais aussi Hiroshima, la guerre froide, la puissance destructrice des technologies et du nucléaire, et ce pas forcément par les armes : Tchernobyl, Fukushima… On vit tout de même dans une époque très schizophrène, avec beaucoup de négatif, avec l’idée d’une catastrophe potentielle qui grossit et qui effraie tout le monde, la notion de fin du monde liée au Big Crush, et à la fois on est dans une idée de transhumanisme qui veut aller jusqu’à la maîtrise du temps et de l’univers pour atteindre la vie éternelle.
Donc, si on le met en rapport avec Piet Mondrian, on est sur une forme de théosophie, une forme de spiritualité. On peut donc trouver un lien quelque part avec cette idée de transhumanisme et de théosophie.
Pourquoi la performance par rapport aux autres médias ?
Je me suis aperçu rétroactivement que je ne fais pas de la performance pour la performance comme d’autres artistes. Pour moi la performance est un processus de genèse d’une pièce. Au début je faisais des performances de VJing et le résultat, c’était une vidéo.
Là je fais des performances avec Google Tilt Brush et le résultat c’est une pièce en réalité virtuelle, des impressions et des vidéos. On passe de la performance à l’œuvre qui est matérialisée. Il n’y a ici pas d’atelier, mon atelier c’est ma performance, c’est-à-dire que j’expose sous forme de performance mon processus de production.
Ce qui est intéressant avec les nouveaux médias c’est qu’il n’y a pas, comme avec la peinture, cette notion d’atelier, d’intimité de l’artiste. Quand on fait quelque chose en ligne ou en réalité virtuelle on est immédiatement exposé sur les réseaux.
Dès lors, je me suis demandé pourquoi ne pas le faire dans un espace physique et questionner ce rapport simulation/réalité, d’autant plus que pour revenir au projet avec l’atelier de Mondrian, c’est une reconstitution sur un topos virtuel de l’atelier de la rue du Départ de Mondrian qui n’existe plus à ce jour, qu’on réactive dans l’espace virtuel, et je vais faire une performance sur ce topos virtuel. Il y a donc un rapport entre réalité et simulation qui est très K. Dickéen.
En effet, mon inspiration vient aussi de Philippe K. Dick car il a eu, au travers de ses nouvelles et de ses romans, une vision très anticipatrice de ce que seraient les technologies aujourd’hui et il n’était pas du tout dans le faux ; or quand on sait que les transhumanistes, les grands acteurs de ces technologies sont largement inspirés de K.Dick aussi, on se rend compte que les deux se nourrissent.
Quelle est selon toi la place de la performance vis-à-vis du marché de l’art, comment peut-on la vendre ?
Sur les modalités de ce qui est vendu sur le marché de l’art en termes de performance, je suis très classique, ce sont des vidéos.
Il s’agit à la fois d’une vidéo de moi en train de peindre avec Google Tilt Brush, car dans un premier temps, le public ne voit pas ce qu’on peint en 3D, c’est donc un langage du corps et une chorégraphie qui dénote un langage propre à chacun des corps qui l’utilise.
Par exemple, j’ai vu une performance avec le même outil réalisée par une artiste femme, Pauline Dufour, et le résultat est très chorégraphique, très gracieux, très beau.
En ce qui me concerne ce sera plus dans le registre des arts martiaux car je travaille beaucoup la gestuelle dans l’espace pour faire mes pièces. Dès lors, c’est la vidéo de cette chorégraphie qui sera vendue d’une part, et la vidéo de ma création en immersion d’autre part ; c’est-à-dire ce qu’on peut enregistrer dans le monde virtuel, le déplacement dans la pièce, dans l’atelier de Piet Mondrian avec l’œuvre finale.
Il y a donc deux vidéos, la vidéo de la performance et la vidéo résultat de l’œuvre.
Ensuite, puisque c’est un outil de peinture, lorsqu’on est dans l’espace virtuel, on peut aussi prendre des photos et je porte un grand soin aux photos que je prends puisque je réalise ainsi des peintures digitales qui sont imprimées en haute définition sur différents supports.
Il s’agit là de papier de très haute qualité 310 grammes, au format 38×67 cm, ce qui est un grand format. On a alors à la fois des éléments qui s’accrochent aux murs, à la fois des vidéos mémoire de la performance, ainsi que des vidéos propres à l’œuvre.
C’est donc une sorte de source et c’est ce qui est intéressant avec cette pratique, c’est que le marché de l’art est sur le volant concret, il n’est pas sur le processus lui-même.
La performance c’est le processus mais ce qui est commercialisable c’est la mémoire et le résultat du processus.
Plusieurs de ces éditions seront présentées sur Achetez de l’Art, au grand plaisir des collectionneurs 🙂
Comment envisages-tu l’évolution de la relation entre l’art et le digital, et ta pratique artistique dans cette mouvance ?
Nous sommes en train de changer de paradigme. J’ai fait un constat il y a maintenant quatre ans et demi, la blockchain étaient déjà en place et ça faisait 3-4 ans que le bitcoin existait mais on n’en parlait pas comme aujourd’hui. Or à l’époque je ne voyais pas l’utilité de cette cryptocurrency donc je n’étais pas là-dedans.
C’est à ce moment-là que l’artiste Harm Van Doppel a créé un outil de certification et d’édition sur la blockchain des œuvres d’art numériques, et c’est une démarche extrêmement intelligente car elle permet de définir le nombre d’exemplaires que l’on veut, y compris de faire des fichiers numériques uniques et certifiés et c’est la seule façon de le faire car l’œuvre d’art devient comme le bitcoin, c’est-à-dire un objet crypto qui est dans la blockchain et qui est tracé du point A au point B, c’est-à-dire de l’atelier de l’artiste à la galerie, de la galerie au collectionneur ; ou de l’artiste à Achetez de l’Art et d’Achetez de l’Art au collectionneur, et du collectionneur au collectionneur bis, au musée etc.
Les œuvres réalisées à l’issue de la performance seront cryptées et certifiées, il y aura l’exemplaire physique mais aussi le fichier crypté, via la blockchain avec le numéro d’édition etc.
Quand j’ai fait ce pas là il y a maintenant deux ans, je suis arrivé à Hong Kong où le bitcoin est d’une actualité beaucoup plus forte qu’en France ; on trouve le bitcoin partout. Je me suis alors dit qu’il y avait une cohérence globale et me suis demandé pourquoi je ne vendrais pas mes œuvres numériques certifiées avec la blockchain et une crypto-devise.
C’est comme ça que j’ai trouvé mon marché au début, c’est-à-dire que des collectionneurs étaient étonnés de voir de l’art contemporain digital car ils ne savaient pas où le placer dans un écosystème économique et du coup c’est devenu très clair : l’œuvre est sur la blockchain, elle est vendue avec des crypto-monnaies tel que le bitcoin.
Personnellement je travaille avec le bitcoin, car il a eu un effet très bénéfique pour moi dans le sens où le prix en bitcoin ne change pas mais le cours du bitcoin augmente. Aujourd’hui il est à plus de 10 600 USD l’unité, ce qui n’est pas rien et il n’a pas fini d’évoluer !
Il y a des exemples sur le marché de l’art qui se multiplient, comme Phillips au Japon qui vend une pièce de réalité virtuelle aux enchères d’Ultra-lab, mais aussi une galerie à Londres qui commence à vendre des œuvres contre des cryptocurrency.
C’est donc ce qui est intéressant dans l’œuvre numérique : quand on l’acquiert elle est certifiée avec la blockchain et payée en bitcoin, elle a une valeur intrinsèque en bitcoin, ce n’est pas comme si on l’achète en euros et qu’on compte sur la plus-value de l’œuvre, là on est sur une double détente : il y a la plus-value du bitcoin et la plus-value de l’œuvre, ce qui est bénéfique à la fois pour l’artiste et pour le collectionneur.
Quel chemin depuis tes Google Paintings !
Il y a toujours eu un rapport entre le digital et la peinture. Je me suis fait connaître dans le milieu des années 90 avec les œuvres de Net art ; j’étais parmi les premiers au monde à faire du Net art, ce qui m’a permis aussi d’être le premier à vendre une œuvre digitale à la Fondation Cartier ; il y a eu ensuite le musée de Berkeley, et tout s’est emballé très vite.
En 1998, à San Francisco, sur une plaisanterie de mon galeriste qui affirmait qu’en France on était très conceptuels, j’ai eu un flash en regardant les toits de la ville : je voyais des billboards avec marqué « real », et cela constituait déjà une pièce conceptuelle ! Il y avait « Real », « Altavista » à l’époque, mais pas encore Google.
Le lendemain je suis arrivé à la galerie, j’ai demandé à mon galeriste de m’acheter dix toiles pour faire des peintures directement sur place et j’ai commencé mes Webpaintings : peindre les écrans, les logos… les Google Paintings sont arrivées ensuite.
J’ai donc peint les écrans de ces sites à l’acrylique sur toile. Un jour, David Ross du San Francisco MoMa est passé voir l’exposition, et là tout s’est emballé. Ils ont adoré et se sont dit que c’était le New pop, qu’Andy Warhol aurait fait pareil (rires) !
Mon influence venait davantage de Jasper Johns avec ses Flag Stars, je me suis dit que je remplaçais le Flag star par l’écran Internet, c‘était ma vision des choses, puis Google est arrivé et j’ai créé les Google Paintings en France jusque 2008, ça a très bien marché aussi.
C’était une phase de transition de mixer l’art Internet avec la pratique de la peinture.
Puis, quand je suis arrivé à Hong Kong, il y a eu une rupture car une grande institution ainsi qu’un important collectionneur se sont intéressés à mon travail.
Ce collectionneur possède entre autres une chaîne de shopping malls nommée K11. Il les a transformés en Art Malls et y a aligné un concept « Contempory art way of life », avec des boutiques très pointues sur la mode, le design, le fooding, sur un art de vivre très contemporain, en lien avec l’art contemporain.
Dans chaque shopping mall il a créé un lieu d’exposition où il a commencé à y avoir une programmation. En mai 2016, il créé une exposition nommée Electronic vibes, et me propose de présenter mon travail. Après les Googles Paintings, je me suis mis à faire des peintures digitales sur tablette, photoshop etc. C’est-à-dire des peintures abstraites 2D digitales, car on possède aujourd’hui des outils technologiques qui permettent de matérialiser visuellement la restitution d’une peinture y compris de l’aquarelle. Or ce qui m’intéresse dans ces matières, c’est que ce sont des pièces qui sont aussi cryptées en blockchain, qui entrent donc dans le processus digital.
J’ai alors renversé la relation, c’est-à-dire qu’avant je peignais des écrans digitaux à l’huile et à l’acrylique et maintenant je fais de la peinture en digital et c’est parce que je faisais ça qu’ils m’ont démarché pour faire une première œuvre avec Google tilt brush et j’étais assez curieux car peindre entre 3D c’est un autre paradigme.
Je suis allé donc chez HTC Vibes à Hong Kong en trois jours afin d’essayer l’outil et je me suis vraiment éclaté ! J’ai trouvé ça extrêmement intéressant et j’ai fait ma performance à K11.
C’est pourquoi je me suis ensuite équipé et ai commencé à ne produire plus qu’avec ça, pour arriver aujourd’hui à ce projet sur Der Stijl.
Qui sont tes collectionneurs ?
Pour l’instant j’ai des collectionneurs de Google Paintings en France, des collectionneurs de peinture digitale en Californie, à San Francisco, mais aussi au Maroc, en Arabie Saoudite et à Hong Kong.
En ce qui concerne les premières pièces de réalité virtuelle, j’ai des collectionneurs à Hong Kong ainsi qu’en Arabie Saoudite grâce à ma galerie GVCC de Casablanca, la plus grosse galerie du Maroc qui participe à la foire d’Abu Dhabi ; j’ai également des collectionneurs de réalité virtuelle à San Francisco.
J’ai donc des collectionneurs de réalité virtuelle et de peinture digitale en Asie, aux États-Unis, dans le monde arabe mais pas encore en France. Ma performance à Monochrome est donc ma première expérience française !
Quels sont tes projets à venir ?
Il y a différents projets dont je ne peux pas encore parler, notamment une grosse commande publique dont je peux en revanche expliquer le concept.
La « baguette magique » de photoshop permet de détourer des zones chromatiques dans des photos. Pour ce projet in situ j’ai fait des photos du lieu et avec la baguette j’ai colorisé certaines zones, ce qui perturbe complètement l’espace physique du lieu.
Je vais ensuite restituer dans la réalité ce lieu qui va être peint comme dans la photo. Cela donne un effet tunnel en effaçant tous les reliefs, ce qui est assez intéressant, joue sur la couleur et en même temps constitue une installation globale. Il y a notamment un escalator ascendant et un descendant ; j’ai créé une suspension en néon entre les deux avec Google tilt brush, donc une sculpture qui est un Orb.
Et donc l’idée c’est encore une fois d’établir un rapport entre la simulation et la réalité, et les outils numériques permettent dans un monde virtuel de créer des formes et des paradigmes de formes qui n’existent pas et qui sont pas possibles dans le monde physique, et de pouvoir les matérialiser ensuite dans le monde physique.
On a des exemples architecturaux avec Zaha Hadid ou Franck Gehry. Les formes de bâtiments qu’ils élaborent ne seraient pas possibles sans le numérique, et c’est la même révolution que connaissent aujourd’hui les plasticiens. Xavier Veilhan fait ses sculptures facettées grâce à un outil de 3D, il a une relation très classique à la sculpture ; moi j’ai ma façon d’utiliser, de perturber l’espace physique grâce à photoshop et c’est la première fois qu’on peut le faire. C’est tout de même assez fascinant de se dire que derrière un écran d’ordinateur on peut complètement transformer un espace physique !
C’est donc une importante commande qui est en cours à Hong Kong dans un grand shopping mall… que je ne peux pas nommer pour l’instant.
Pour finir, quelques précisions sur ta performance ?
La performance aura lieu le 30 novembre à 18h00 au 204 rue Saint Martin, chez Monochrome Paris en partenariat avec Achetez de l’Art et la galerie Bertrand Grimont. Vous êtes les bienvenus !
Propos recueillis le 29/11/2017 par Guillaume Horen